En septembre 2013, les amis et la famille de Donald Triplett se réunirent pour lui
organiser une fête dans une galerie d’art de Forest, dans le Mississippi. Toutes les personnes
présentes venaient de Forest, et la plupart des invités le connaissaient depuis presque toujours.
Trois ans plus tôt, un article de The Atlantic avait présenté son rôle au début de
l’histoire de l’autisme — une chose que la plupart d’entre eux ignoraient alors. Cela
donnait un petit éclat de célébrité à leur estimé voisin, dont ils étaient fiers. Plus de cent
personnes se présentèrent ce jour-là, dont plusieurs notables des affaires ou de la politique de
Forest. Il y avait du vin et du fromage, des toasts en l’honneur de Donald, un gateau orné de
quatre-vingt bougies, et une interprétation endiablée du Happy Birthday.
Cela avait été le souhait le plus cher de Mary Triplett que la vie de ce fils déconcertant et compliqué se déroule aussi bien.
Ce souhait s’est réalisé presque aussi bien qu’elle l’avait espéré, l’enfant du village s’est bien débrouillé.
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Donald apprit à conduire à vingt-sept ans, en 1960. Après cela, la route était à lui, quand il le voulait.
C’est Mary qui lui a donné les clés de la voiture, ce mois de septembre-là. Il vivait alors avec ses deux parents, dans la maison qui devait être la sienne pour le reste de sa vie. Son frère cadet, Oliver, était parti pour l’université quatre ans auparavant, puis il avait rejoint la faculté de Droit de Ole Miss. Dans les deux ans qui suivirent, Oliver allait se marier et créer une famille.
La Ford Fairlane, une voiture imposante, était comme toujours garée sous le grand arbre qui ombrageait l’allée gravillonnée, juste à côté de l’entrée latérale de la maison. Mary devint alors monitrice d’auto-école. Cela se comprenait, elle avait été l’institutrice de Donald depuis tant d’années déjà. Le moteur éteint, elle lui présenta les commandes : comment régler les rétroviseurs, où placer ses mains sur le volant, comment fonctionnaient les freins et l’accélérateur. Elle lui dit alors de placer la clé dans le démarreur, et de la tourner.
C’est sûr, quand la Ford s’est ébrouée, Donald s’est un peu tendu, et ses mains ont glissé vers le haut du volant, le tirant vers l’avant au point que son menton le touchait presque. Depuis lors, ce serait sa position préférée dans le siège du conducteur. Sa mère lui avait appris à donner les gaz avec le pied droit et à utiliser le même pied pour actionner les freins, mais Donald n’a pas vraiment intégré ce geste. Comme la voiture s’éloignait lentement de la maison, abordait la chaussée, il utilisait ses deux pieds, le gauche sur le frein, le droit sur l’accélérateur. C’était un peu chaotique, la voiture bondissant par à-coups et hoquets. Mais ça marchait suffisamment bien pour que Donald ne puisse jamais perdre cette habitude. Il serait pour le reste de sa vie un conducteur utilisant ses deux pieds.
Ce jour-là toutefois, il était encore un apprenti conducteur qui s’engageait pour la première fois sur la route. Peut-être est-il alors apparu à Mary que c’était cette même route dont elle s’était si obsessivement méfiée tout le temps de l’enfance de Donald, craignant qu’il n’y courre et s’y fasse renverser. Son petit garçon paraissait alors incapable de reconnaître le danger. Mais c’était une de ces nombreuses choses qui avaient changé en Donald. Depuis qu’elle l’avait pensé incurablement malade, perdu dans son monde. Mais comme ils avançaient tous les deux, entre sursauts et redémarrages, sur la route se déroulant entre les pins, elle réalisa combien il avait fait des progrès incroyables.
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En 1953, à la fin du collège, Donald avait griffonné pour lui-même cette
note, à côté de sa photo sur l’album de l’année : Je me souhaite bonne chance.
À
l’époque, la chance se traçait déjà un chemin, annonçant la couleur des plusieurs décades à venir
de sa vie. Un modèle était déjà en place. L’une après l’autre, il dépassa les étapes du
développement — finir le collège, aller à l’université, trouver un travail, apprendre à conduire.
Assurément, il fit tout cela en retard, souvent bien des années après ses camarades. Mais avec
l’aide des autres, il continua à passer ces caps, de sa propre façon, à son rythme.
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John Rushing, le joueur de football adolescent qui avait été l’un des protecteurs de Donald à Forest High School, était chez lui en cette fin d’été 1953, préparant son sac pour partir à l’université, quand le téléphone sonna. C’était Beamon Triplett, qui lui proposait de faire le voyage avec eux quand ils conduiraient Donald à l’université, dans quelques jours. Donald et John commençaient tous deux l’année à l’East Central Community College, à à-peu-près quarante minutes de route de Forest. Beamon lui demanda aussi une faveur. Ce serait un grand service rendu à la famille, lui dit-il, si Rushing pouvait garder un oil sur Donald à l’école. Rushing était un peu abasourdi, honoré de la confiance que lui accordait un des hommes les plus importants de la ville. Il accepta le trajet en voiture et le rôle, donnant à Beamon sa parole qu’il ne permettrait aucune violence à l’encontre de Donald.
En fait, Donald et East Central s’entendirent si bien que la protection officieuse de Rushing ne fut jamais nécessaire. Cela avait peut-être à voir avec le nouvel et effréné enthousiasme de Donald pour l’appartenance à des clubs. Pendant ses deux années à East Central, une face plus socialement engagée de Donald commença à émerger, quand il emplissait son temps extra-scolaire d’activités associatives. Selon l’album de l’année, Donald était le trésorier de sa classe, le chef de chœur de la Young Men’s Christian Association, membre de la Student Christian Association, membre du Drama club — et ce ne sont là que la moitié de ses activités. Il avait certes des notes médiocres — essentiellement des B et des C — mais sa vie sociale explosait.
Pourtant il conservait toutes ses bizarreries : ne pas regarder les gens dans les yeux,
une démarche étrange, des fins de conversations abruptes — si on pouvait même appeler
cela des conversations. Il annonçait chaque parole par les deux syllabes Uh,
Uh —
, suivies d’une phrase unique, deux au maximum, et retombait dans le silence.
S’il avait jamais été curieux de connaître les opinions ou les pensées de la personne qui
essayait de lui parler, il ne l’exprima jamais d’une façon conventionnelle. Il écrivit souvent à
sa mère depuis East Central, partageant avec elle des détails de ses activités, son travail
scolaire comme ses achats, mais n’abordant jamais ce qu’il pensait ou ressentait.
Donald était toujours autiste. Il le rappela à ses camarades d’East Central pendant un événement de supporters avant un derby important de l’équipe de basket ball. Alors que les applaudissements et les discours se succédaient, la foule exigea que Donald quitte les gradins et rejoigne le terrain, où on lui donna le microphone et lui demanda de prédire le résultat du match.
Uh, Uh ! Je pense qu’East Central va perdre ce match !
, déclara Donald, terre
à terre et fidèle à lui-même.
Cela causa un silence stupéfait, suivi immédiatement par une explosion de huées, de sifflets et de noms d’oiseaux. Cette réaction étonna Donald. Il comprenait la signification des huées, mais il ne comprenait pas ce qu’il avait pu faire pour les provoquer — cela a dû lui être expliqué. Le chahut fut, en fait, bienveillant, mais Donald était incapable de dire si il était toujours apprécié par le public des tribunes — qu’ils comprenaient qu’il était différent, et qu’ils l’acceptaient comme tel.
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Un vendredi soir de décembre 1955, juste avant l’heure du dîner, les frères de Alpha Lambda Chi — une fraternité du Millsaps College de Jackson, dans le Mississippi — se réunirent dans leur maison en briques rouges pour un rituel solennel. Propres sur eux et plutôt conservateurs, les jeunes hommes parcoururent une liste de cinquante-quatre postulants désirant rejoindre leur confrérie. Ce soir là, les frères furent généreux dans leur jugement. Seuls quatre postulants furent exclus. Et cinquante furent invités à les rejoindre. Donald était l’un d’entre eux, il avait alors vingt-deux ans.
Les années de Donald à Millsaps College furent une des meilleures choses qui lui soient arrivées dans sa vie. Comme pour tout le reste, il atteignit cette phase tardivement. À vingt-deux ans, la plupart des étudiants avaient déjà obtenu leur diplôme, ou s’apprêtaient à le faire. Mais Donald intégrait juste Millsaps, après deux années au East Central Community College, où il obtint son Associate Degree in liberal arts. À Millsaps, ses notes étaient encore une fois moyennes, mais sa compréhension sociale continua à se développer, augmentée par la volonté de ses frères de dépasser ses bizarreries. Il se lia d’amitié avec un jeune homme de dix-neuf ans, Brister Ware, un nouveau venu à Jackson, issu d’une famille de médecins, qui avait un instinct pour la protection des personnes vulnérables. Quand il rencontra Donald, Ware vit un jeune homme convenable, candide et honnête qui aurait peut-être besoin d’une aide dans les circonstances de la vie pour lesquelles il avait le moins de compétences. Il s’inquiétait que la diction de Donald, constamment plate et raide, pouvait limiter sa réussite, et commença alors à inciter son ami à mettre plus d’énergie et de variété dans sa conversation. Il essaya de lui apprendre des rudiments d’argot. Et quand il découvrit que personne ne lui avait jamais appris à nager, il l’entraîna vers la Pearl River toute proche, où ils s’ébattirent pendant quarante-cinq minutes dans des eaux boueuses. Cet effort fut un échec ; Donald était trop mal coordonné pour s’en sortir. Mais Ware continua à aider Donald de différentes façons. Ce n’était pas de la charité, au moins pas aux yeux de Ware. Il était reconnaissant à Donald d’être son ami.
À Millsaps, Donald avança là aussi à son rythme plus lent, prenant trois ans pour obtenir son diplôme. Il se spécialisa en Français, un choix ironique considérant son incapacité à tenir une vraie conversation. Il surnagea en partie en obtenant de bonnes notes dans les exercices de vocabulaire, pour lesquels il pouvait compter sur sa mémoire.
En novembre 1955, un bal scolaire fut programmé, et Donald écrivit à sa mère la nécessité
de l’acquisition d’un smoking ainsi que les choses qui vont avec.
Dans le même courrier, il
l’informait que les Lambdas Chis doivent venir accompagnés, donc je vais trouver une
fille.
Donald ne paraissait pas enthousiaste à cette idée. Si ce rendez-vous s’est vraiment tenu,
personne ne le sait ; Donald n’en écrivit pas un mot à sa mère. Mais il était notoire qu’il
n’avait pas de petite amie, à l’université ou plus tard. Dans sa vingtaine et loin dans sa
trentaine, sa relation la plus profonde avec une femme — avec quiconque — resta celle qu’il avait avec
sa mère. Cela ne semblait pas gêner Mary. Elle écrivit dans une lettre à cette époque : Il
participe très peu aux conversations, et ne montre pas d’intérêt pour le sexe opposé.
La famille de Donald avait des liens forts avec le Millsaps College. Beamon en était un diplômé star, président de l’association des anciens élèves pendant la scolarité de Donald dans l’établissement. Et le fondateur de l’université, un major Millsaps, fut un partenaire d’affaires du grand-père de Mary. Cela peut avoir ou non facilité l’admission de Donald, particulièrement avec ses notes de East Central, moins que brillantes. Toutefois, ses connexions familiales furent sans ambiguité une aide dans son obtention d’un emploi après son diplôme. Donald revint à Forest, où il travailla comme caissier dans la banque familiale.
Les parents de Donald étaient décidés à assurer à leur fils un rôle dans le monde, et l’affaire familiale fut le moyen d’y parvenir. On lui permit de faire des erreurs — plus qu’à tout autre employé — et certaines furent célèbres. Quand il recevait les appels téléphoniques de clients, il était connu pour poser le combiné sur un comptoir, alors que le client parlait encore, et de s’en aller vaquer à d’autres occupations. Pendant un temps, il se laissa aller à saluer les clients de la banque par leurs numéros de comptes, ce qui, pour certaines personnes, fut bien rebutant. Au fil des ans, alors qu’un emploi ou un autre se révélèrent trop pour lui, il se retrouva à faire un travail plus administratif, qui nécessitait moins d’interactions avec la clientèle. Tant que les Triplett contrôlèrent la banque, quelle que soit la qualité de son travail, Donald avait un emploi à vie.
Ainsi, bien installé dans son travail, sa famille, et la chambre de son enfance, Donald vécut protégé des difficultés rencontrées par tant d’autres personnes autistes. En 1956, il découvrit le golf et en devint presque obsédé. Depuis les années 60 jusqu’à un âge avancé, il était entendu que, quand Donald était en ville, il n’y avait qu’un endroit où le trouver l’après-midi. Le golf était le plaisir d’une vie qu’il ne pouvait jamais expliquer en paroles.
Il fallait voir Donald sur le parcours du Forest Country Club, se distinguant même depuis les rocking chairs sous le porche du clubhouse. Ses coups de golf étaient lourdauds, raides et étranges, mais ils étaient constants, chorégraphiés et n’appartenaient qu’à lui. Cela commençait par ses pouces. En se tenant un peu trop loin de la balle, ses jambes dans une forme de A, Donald lécherait la pulpe de chacun de ses pouces — d’abord le droit, puis le gauche — avant de prendre la poignée de son club. Cela fait, il lèverait le club entièrement au-dessus de sa tête, jusqu’à ce que ses bras soient presque levés verticalement dans l’air, comme quelqu’un portant une pancarte. Il tiendrait cette pose un instant et commencerait alors une répétition complète de la frappe, lançant la tête du club vers la terre dans un arc de cercle, jusqu’à ce qu’elle parvienne entre ses pieds, à proximité de la balle. Après une pause, il remettrait son club dans sa position première, s’arrêterait, puis le relancerait à nouveau — comme la première fois, mais plus rapidement. Puis alors, un troisième mouvement de lever et baisser. Cette fois, la tête du club atteignant sa pleine vitesse, il s’avancerait doucement, les yeux fixés sur la balle, le corps penché vers elle, ses poignets se déroulant dans le bon sens. Quand il frappait enfin, Donald pouvait presque toujours en obtenir un bon thwack ! quand la balle décollait, généralement dans la bonne direction.
Son final après avoir frappé la balle était lui aussi unique. Plutôt que de laisser son club et son corps se tordre, dans leur élan, et s’arrêter par eux-mêmes, il bloquait son mouvement dès le contact avec la balle, commençant alors immédiatement à rebondir des genoux (bounce up and down at the knees (?)), scrutant le ciel pour y suivre sa balle. Une fois seulement après l’avoir vue, parvenait-il vraiment au repos. Alors il se dirigeait vers son caddy, et son prochain coup.
En dépit de ce rituel — ou peut-être à cause de lui — le golf de Donald n’était pas si mauvais. Il n’avait pas de difficultés à suivre le parcours, pouvait utiliser les différentes catégories de clubs, et réussir des putts de quatre ou cinq mètres de temps en temps. Cela a sûrement été une aide que le golf repose sur une certaine répétition mécanique. Il était un homme qui, plus que tout, était à l’aise dans la répétition, et il y a bien des choses dans le golf qui restent invariables. Le swing de base reste le même. Et la balle est toujours arrêtée au moment où le golfeur doit en faire quelque chose. Et alors que le golf est généralement considéré comme un sport social, cela se résume toujours à une lutte entre le golfeur et le parcours. Si Donald le voulait, il pouvait simplement jouer seul.
Et c’était ce qu’il faisait. Il jouait presque toujours seul, et cela le satisfaisait.
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Pour sa mère, une part de Donald resterait toujours un mystère. J’aimerais connaître ce que
sont vraiment ses sentiments profonds,
écrivit Mary dans sa dernière lettre à Kanner, quand
Donald avait trente-six ans. Mais la lettre était aussi pleine d’optimisme. L’un dans l’autre,
écrivait Mary, les choses se sont passées pour Donald aussi bien que nous ayons pu
l’espérer.
Elle avait atteint le but dont rêvent tous les parents — élever un
enfant qui serait très bien quand elle serait partie. Si il peut rester ainsi
, disait-elle,
je pense qu’il s’est suffisamment adapté pour prendre soin de lui. Nous sommes très
reconnaissants de tous ces progrès.
Mary avait alors un peu moins de soixante-six ans. Elle devint veuve dix ans plus tard, quand
Beamon mourut dans un accident de voiture. Elle-même mourut cinq ans plus tard, à l’âge de
quatre-vingts ans, d’un arrêt cardiaque. Donald ne montra d’émotion particulière à aucun de leurs
enterrements. Il dit plus tard, en réponse à une question directe sur la perte de sa mère,
C’était plutôt attendu. Je n’étais pas vraiment brisé, pleurant, ou quoi que ce soit de ce
genre.
Pourtant, quand Donald était vraiment heureux, il le montrait. Sa satisfaction se traduisait par le sourire qui illuminait souvent son visage. Bien qu’il reste une énigme pour sa mère, elle et tous ceux qui le connaissaient pouvaient affirmer avec certitude que Donald était un homme heureux.
Et la façon dont cela a été possible n’est pas un si grand mystère, vraiment. Une bonne part en est due à l’endroit où il vivait — Forest, Mississippi.
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Pour un homme autiste, la vie dans une petite communauté du Mississippi offrait de nombreux atouts : la familiarité, la prédictibilité, la tranquillité et la sécurité. Forest était un endroit au rythme lent, au niveau de bruit faible, et où Donald pouvait être assuré qu’un jour serait pour beaucoup comme le suivant. Il y avait aussi le réseau englobant des relations sociales, part de la vie dans une petite ville, où chacun en sait plus qu’un peu sur tous les autres.
Ce n’est pas que Forest était un paradis. La ville n’a jamais été exempte de pauvreté, d’abus de drogues, de rivalités politiques ou de crime, dont un rare meurtre de temps en temps. Elle fut ségrégationniste jusque dans les années 60, et vit la majeure partie de son charmant centre ville disparaître lentement pendant les années 70. Mais Donald n’avait pas besoin de vivre dans un paradis pour être heureux. À Forest, il vivait dans un cercle de Mississippiens qui n’étaient tout simplement pas ennuyés par les manifestations de sa différence. Ils n’en étaient pas gênés, et en conséquence il n’était pas embarrassé, par la peur, le ridicule ou la cruauté. Plus ses déficits sociaux étaient ignorés, plus ils perdaient de leur importance, quand ses forces et ses capacités continuaient de se développer et de s’étendre.
Oui, sa famille était riche, ce qui a beaucoup influencé les circonstances et la manière de son
acceptation. Comme l’a observé un journaliste du Mississippi, sur la façon dont Forest a accepté
Donald : Dans une petite ville du Sud, si vous êtes bizarre et pauvre, vous êtes fou. Mais
si vous êtes bizarre et riche, tout ce que vous êtes c’est un peu excentrique.
Mais il y avait un autre élément, qui concernait Donald. Les gens l’aimaient bien. Et en approchant du troisième âge, il était juste de dire que, dans sa petite communauté, il était aimé.
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Celeste Slay, une paroissienne assidue de la First Presbyterian Church de Forest, était assise, son mari Mervyn à ses côtés, en prière parmi les membres de son église, et écoutait les paroles de conclusion de l’officiant. Soudain, son cou fut piqué par une bande élastique.
Celeste se retourne, mais elle connaissait déjà le coupable. Donald Triplett, depuis un banc en arrière, venait de lui transmettre un salut dans l’espace sacré, dirigé vers une dame qu’il appréciait. Ce n’était pas la première fois, et elle n’était pas la seule visée. Il y avait un petit groupe de personnes à Forest — moins d’une douzaine — que Donald, alors âgé de plus de soixante-dix ans, avait choisi de viser avec des bandes élastiques, quand et où qu’elles soient. Certaines furent visées à l’église, d’autres dans les plus hauts gradins d’un match de football du Forest High, ou au détour d’un rayon, au Walmart.
Le lancer d’élastique de Donald était sa façon de flirter. Mary l’avait mal interprété ces
années auparavant, quand elle disait qu’il ne manifestait pas d’intérêt pour le sexe opposé. Ou
alors, Donald avait changé. Parce que, bien après avoir dépassé l’âge mûr, il commença, d’une
façon plutôt naïve, à signaler aux femmes son appréciation. Parce que c’était Forest, où tout le
monde le connaissait, cela n’a choqué personne, et personne ne se sentit agressé. Les femmes que
Donald tentait d’atteindre avec ses rubans élastiques — toutes des employées de la
banque, et toutes d’âge moyen — savaient à qui elles avaient à faire : un ami qui
exprimait un tendre béguin. Elles étaient charmées par les surnoms qu’il leur attribua à chacune.
Jan Nester — une de ses favorites — était Jan a un plan
. Celeste
Slay, la dame de l’église, était Celeste la céleste
. Il y avait aussi des cadeaux, quand
Donald se rendait à l’un de leurs bureaux avec un paquet maladroit contenant des pacotilles-un
magnet de réfrigérateur ou une spatule. Souvent ces présents portaient encore l’étiquette de leur
prix. Parfois il offrait le cadeau, et réclamait immédiatement le remboursement de leur prix.
C’est une chose qu’il ne maîtriserait jamais.
Pourtant, en paiement de ses efforts, Donald reçut une chose réelle : de l’attention,
qu’il parvint à apprécier (à sa juste valeur). Les femmes le maternèrent, l’appelant Don
chéri
, et le firent se sentir accueilli et désiré à la banque, qu’il quittait chaque
après-midi. Au début des années 2000, il n’avait plus travaillé officiellement depuis des années.
En fait, la famille de Mary ne dirigeait plus la banque. Après avoir rencontré des difficultés
financières dans les années 1980, le contrôle opérationnel avait été transmis à un jeune homme de
vingt-sept ans, Gene Walker, qui s’engagea auprès de la famille à toujours trouver un emploi pour
Donald. Pendant les trente années suivantes, Walker tint parole. Il s’attachait à ce que les
nouveaux employés soient informés de la place de Donald dans l’entreprise, et s’assurait que
Donald ne reçoive autre chose qu’un scrupuleux respect. Bien que ses responsabilités
professionnelles aient peu évolué au fil des ans, et que les revenus d’un fond de placement aient
remplacé un salaire, Donald a toujours conservé une place à la Bank of Forest. Dans les
années soixante-dix, il commença à se qualifier lui-même de retraité
, mais il continuait à
venir à la banque chaque jour pour y voir ses amis, qui étaient presque une famille pour lui dans
son dernier âge.
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Quand Donald atteint l’âge de soixante-dix-neuf ans, Jan Nester insista pour qu’il dispose d’un
téléphone portable, et elle lui montra comment envoyer des messages texte. Donald devint accro.
C’était comme si une barrière intérieure était tombée. Soudain, il se mit à taper des messages en
permanence, communiquant avec une réelle facilité pour la première fois de sa vie. Les enfants
autistes non-verbaux connurent la même avancée avec la sortie de l’iPad, en 2010. En manipulant
des images et des caractères sur un écran, certains d’entre eux pouvaient s’exprimer sans recourir
aux mots ou à la grammaire, qui ont toujours été des obstacles. De la même façon, quand Donald
composait des messages, il pouvait oublier les exigences complexes, visuelles et physiques, du
langage parlé, comme le contact visuel, les expressions faciales et la gymnastique neuronale de la
transformation d’une pensée en son. En écrivant, il parlait
d’une voix différente.
La majorité de ses messages étaient destinés à ses amies du tir à l’élastique. Une fois, en 2014, Donald écrivit du Texas à Celeste :
Donald : Fait-il aussi beau dans le Mississippi
qu’ici dans le Texas, Celeste la céleste ?
Celeste : Il y a du soleil et il fait 27 degrés. Très beau. Contente de voir que tu es
bien arrivé …
Donald : On se voit le 16 juin.
Celeste : Amuse-toi bien et fais attention Don !
Donald : Je te vise à l’élastique dimanche.
Dimanche voulait dire l’office, que Donald n’a jamais manqué quand il était en ville.
En fait, Donald quittait la ville souvent — probablement plus que quiconque à Forest — du fait d’une envie de voyager qu’il développa à la trentaine. C’est alors que les voyages devinrent un de ses deux hobbies à plein temps, avec le golf.
Donald ne partait jamais longtemps. La durée maximale de ses escapades était habituellement de six jours, parce qu’il essayait d’être de retour à Forest pour les Bible class du dimanche à la Forest Presbyterian. Mais au moins une douzaine de fois par an, il quittait la ville. Se déplaçant par voiture, avion, train ou bateau. En atteignant ses quatre-vingts ans, il avait visité au moins vingt-huit états états-uniens — dont Hawaï plus de quinze fois — et plus de trente-six pays étrangers, dont l’Allemagne, la Tunisie, la Hongrie, Dubai, l’Espagne, le Portugal, la France, la Bulgarie et la Colombie. Il prit des photos des pyramides, partit en safari en Afrique, et porta un muumuu pour danser avec une danseuse du ventre sur un paquebot au large du Maroc. Où qu’il se rende, il y allait seul.
Notablement, Donald ne se faisait pas d’amis en voyage. Pour ce faire, il aurait fallu papoter, ce pour quoi il n’avait ni talent ni intérêt. Plutôt, il voyageait avec l’intention d’approcher des choses — toutes ces structures iconiques, les statues, les sommets montagneux qu’il avait pu voir dans des livres, sur Internet, à la télévision. En rentrant de ses voyages, il organisait toutes ses photos dans de petits albums, jusqu’à ce que ses étagères en soient remplies. À la fin des années 90, après qu’il ait appris à utiliser un ordinateur, il revint à elles, attribuant un numéro à chacun de ses voyages, créant une base de données et un index qui facilitait la recherche d’images particulières. C’était sa façon de se référer à ses souvenirs. En approchant des quatre-vingts ans, il était encore sur la route plusieurs fois par an, rassemblant encore plus d’images.
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Quoi qu’il en soit, pendant ces dernières années, Donald a dû bien s’habiller pour une réception, Jan Nester, employée par la banque, l’emmena choisir des vêtements. Il avait besoin d’aide. Sans assistance, il portait ses pantalons très bas, en dessous de son ventre protubérant. Pour les retenir, il serrait sa ceinture le plus possible. Parce que c’était souvent insuffisant, Donald se déplaçait habituellement avec une main tendue dans le dos, triturant et tirant sa ceinture. De temps en temps, il portait des bretelles, qui résolvaient ce problème. Mais quand il portait des bretelles, elles étaient le plus souvent tordues dans son dos.
Pour les couleurs et les formes, Donald paraissait indifférent à leur accord, et même le choix
de la bonne taille était une affaire aléatoire. Une fois qu’il avait enfilé une certaine chemise
et des pantalons, il pouvait ou non conserver la même tenue pendant plusieurs jours. Il ne se
souciait pas des tâches, des déchirures accidentelles. Habituellement, il fallait une gentille
remarque de Jan pour qu’il réalise qu’un polo ou un bermuda, très usé, étaient trop miteux pour
être portés en public. Don, mon chéri
, dirait-elle, Tu ne dois vraiment plus porter
cette chemise.
Habituellement elle l’emmenait chez Burns Clothing, dans le centre-ville de Forest. Burns se trouvait jouxter le bâtiment qui abrita les anciens bureaux du cabinet juridique du père de Donald, là même où Beamon écrivit sa lettre à Kanner en 1938. Et il y avait là la cour dont Donald avait un jour fait le tour pour mémoriser toutes les plaques d’immatriculation. Tom et Margaret Burns, les fondateurs de Burns Clothing, s’étaient maintenus, même si la majorité des commerces autour d’eux avaient fermé. Leurs affaires étaient toujours florissantes, du fait de leur savoir-faire dans la satisfaction des désirs particuliers de leurs clients.
Tom Burns était, par exemple, bien familier du problème de taille basse de Donald, et en tenait compte quand il plaçait Donald devant les double-miroirs et se baissait pour mesurer sa taille. Burns savait que, quels que soient les pantalons qu’achèterait son client, il devrait les refaire, réduire la taille, les revers, ourler le dos. Mais il était content de le faire pour Donald. Et bien content de l’aider à se préparer pour la fête de son quatre-vingtième anniversaire, ce vendredi.
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C’était une réception de fin d’après-midi. Tout le personnel de la banque était présent. Et son frère, Oliver, et la famille du fils d’Oliver. Et une bonne part des membres du Country Club.
Donald eut le sourire pendant toute la réception, mais, comme toujours, il ne fit pas de
discours. Je suis juste content d’avoir atteint quatre-vingts ans
, a-t-il dit à un
journaliste qui couvrait l’événement. Si le journaliste espérait quelque chose de plus émouvant,
Donald l’a déçu. Bien sûr, comme c’était une fête diurne, Donald n’a pas pu jouer au golf ce
jour-là. Mais il ne semblait pas s’en offusquer. Comme il le dit au journaliste : La
réception était une bonne idée … J’ai beaucoup pensé à toutes les personnes ayant
participé à son organisation.
Pour Donald, c’était beaucoup de sentiment.
D’ailleurs, il savait que le lendemain, et les jours suivants, il serait à nouveau sur le parcours, à nouveau dans son programme, jouant dans les lumières déclinantes des après-midis de septembre. Donald entamait sa neuvième décade. Et, comme l’automne avançait, à ces heures où le soleil se retire derrière les pins encadrant le parcours, quand leur ombre sur les greens s’étend, il serait facile pour les observateurs depuis les rocking-chairs du porche de savoir qui était là, dans le crépuscule, jouant au golf seul. C’était le premier enfant autiste, profitant de la lumière déclinante pour parcourir quelques trous avant le dîner.