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Lettre d’Odile et Roland Greuzat
au Ministre De La Santé

Le jeudi 28 avril 2005.

Monsieur le Ministre,

Connaissant l’attention que vous portez au sort des personnes handicapées, nous souhaitions vous faire part de nos réflexions et de nos propositions pour améliorer le sort de ceux dont on ne parle guère. Au-delà de la personne handicapée, il existe aussi des familles qui ont pris sur elles d’assumer ce handicap, par amour certes, mais aussi par manque de structure ad hoc. Si nous prenons la liberté de vous contacter directement, c’est que, ayant une certaine pratique des circuits au sein des cabinets ministériels, nous savons que la filière classique de ce genre de courrier est Ministère  Direction des personnes handicapées. Nous n’obtiendrions alors qu’un catalogue des mesures existantes, au mieux celles prévues dans un proche avenir, alors que les questions que nous exposons ne sont pas à l’étude. Il y a nécessité d’initiative en ce domaine, et nous nous adressons à vous pour que nos propos trouvent un véritable écho. Nous tenions donc à vous faire part de situations qui ne se manifestent pas ouvertement, situations parfois voisines de la détresse la plus grande. Notre propos est de vous alerter sur le sort réservé aux familles ayant choisi (parfois à leur corps défendant) de maintenir à leur foyer leur enfant handicapé. Non seulement il s’agit là de familles fortement déstabilisées sur le plan social, mais encore la situation de la mère y est particulièrement tragique. Si cette notion n’avait été rayée de notre arsenal juridique, nous pourrions véritablement parler à leur propos de Mort civile.

Émission radio :

Père d’un jeune homme autiste lourdement handicapé, Roland Greuzat analyse la situation. Après s’etre consacrés à leur fils pendant de longues années afin de lui éviter l’hôpital psychiatrique, les Greuzat sont aujourd’hui epuisés et confrontés à une question poignante : dans le contexte de pénurie actuel, serait-il humainement concevable que leur fils leur survive ?

Roland rappelle aux parents de jeunes enfants qu’en se battant contre la psychanalyse toute puissante, sa génération a ouvert la voie pour des progrès en matière de diagnostic et d’éducation. Cette génération a aujourdhui cruellement besoin du soutien des associations pour assurer l’avenir de leurs enfants adultes. La qualité sonore de cet enregistrement laissant à désirer, il est vivement conseillé de l’écouter avec un casque ou des écouteurs.

La présence au foyer d’un enfant handicapé est d’emblée un phénomène marginalisant. Si, en plus, il s’agit d’un handicap mental, la coupure vis à vis de l’extérieur, de la normalité est encore plus évidente. Je m’attarderai, si vous le voulez bien, sur le cas de notre famille qui, à ce titre, est exemplaire. Notre plus jeune fils, François, est autiste. Dès sa naissance, mon épouse s’est consacrée exclusivement à son éducation. Elle a pour cela abandonné tout espoir de carrière personnelle. François a aujourd’hui vingt-cinq ans, sa maman cinquante-trois, si François disparaît, elle n’est plus rien, a perdu toute compétence et ne risque pas de trouver le moindre emploi. Quant à la retraite, n’en parlons pas !!! Il y a effectivement ouverture d’un droit à la retraite, mais basé sur un pourcentage du minimum vieillesse, ce qui signifie donc moins que le minimum. Et encore faut-il reconstituer les carrières : déjà, les préfectures, dont les services faisaient auparavant le travail de ce qui deviendra les CDES, ont dans leur grande majorité détruit leurs archives. En plus, comment considérer une carrière qui n’a rien de comparable avec une activité professionnelle : horaire hebdomadaire défini, week-end, jours fériés, vacances. Comme si nos enfants n’étaient plus handicapés quelques semaines par an, quelques heures par jour (en général la nuit) alors qu’il s’agit d’une charge constante, vingt-quatre heures sur vingt quatre, sept jours sur sept et trois-cent soixante-cinq jours par an.

Amertume certes il y a, parfois même, nous sommes au bord de la révolte. Nous ne contestons pas le bien fondé de certaines mesures, comme le congé parental, les aides en direction des mères élevant leur troisième enfant, ainsi que toutes les dispositions permettant à une femme de s’épanouir sur le plan professionnel et affectif. Sommes nous à ce point discrets que l’on nous oublie ! On ne risque pas de descendre dans la rue, nous n’avons pas le temps. Il y a des dizaines de femmes qui sont dans ce cas, pire encore, il y en a qui sont seules pour assumer cette situation. Au mois de mai, à l’occasion de la très pétainiste Fête des Mères, la médaille de la Famille Française échappe régulièrement à ces mères-là (elles ne doivent pas en faire assez), peu importe les vins d’honneur préfectoraux, la plus belle des médailles est dans les yeux de leur enfant : un autiste éduqué donne énormément d’amour … Mais il est vrai qu’un certain Bettelheim a, en son temps (et ce spectre plane à nouveau au dessus de nos têtes depuis le retrait du rapport de l’Inserm sur les TCC), fait porter la responsabilité de l’autisme sur un déficit d’amour maternel.

Et pourtant, en gardant nos enfants, nous faisons économiser des sommes faramineuses en prix de journée (dans des institutions dont beaucoup, entre parenthèses, restent à créer ou, au pire, en hôpital psychiatrique), nous faisons progresser nos enfants, tout cela pour le tarif dérisoire d’une Allocation d’Éducation Spéciale lorsqu’ils ont moins de dix-huit ans (arrachée la plupart du temps à la suite de combats homériques). Lorsqu’ils sont plus âgés, après avoir bataillé avec la Cotorep (qui traite un dossier d’autiste, qui est un dossier lourd, avec la même désinvolture que celui d’une personne qui s’est blessé l’auriculaire bâbord d’un coup de trombone), dans le meilleur des cas, le jeune adulte se trouvera nanti d’une Allocation d’Adulte Handicapé agrémentée d’une Allocation Compensatrice pour Tierce Personne, ce qui signifie que pour le montant d’icelle (généralement fixée à un taux de 60 % à 70 %, soit, dans le meilleur des cas, 675,34 € par mois), mon épouse doit assumer l’emploi du temps suivant :

Je passe sous silence les épisodes de câlins (cela le rassure, calme ses angoisses), les visites aux médecins (environ une fois tous les quinze jours, car il y a toujours quelque chose de travers), les examens divers et variés, sans compter les pugilats avec des administrations souvent obtuses. Et encore, nous fonctionnons comme cela depuis seulement quelques années. Auparavant, avant que l’on ne trouve le psychotrope idéal, nous avons eu droit à dix-sept années de nuits blanches.

Tout cela pour  675,34 € par mois ! (en moyenne 1,5 prix de journée en Institution, 1,2 en H.P.)

Et les trente-cinq heures, me direz vous ? Cela reste du domaine du mythe.

Et les vacances ? Uniquement dans la famille (tant qu’il nous en reste), ailleurs on dérange, quant à ce qu’elles prennent la forme de congés payés, n’en parlons pas.

Voilà une vie de famille parmi d’autres. J’oublie de dire que nous avons aussi un autre enfant d’un an plus âgé, au sort duquel nous arrivons quand même à consacrer quelques instants, même s’il a préféré vivre à plus de mille kilomètres de nous. Dans une telle situation, nous ne pouvons donc nous absenter qu’à tour de rôle. Cela fait vingt ans que moi et mon épouse nous ne sommes pas sortis ensemble, pas de cinéma, pas de théâtre, pas de concert, encore moins de restaurant ! Une vie sociale quasi nulle, un cercle d’amis qui s’est restreint à sa plus simple expression. Comme disait mon ancienne voisine : des enfants comme cela, on devrait les piquer à la naissance … Il est vrai qu’avant de revenir en Bretagne, nous habitions Toulon, où nous étions parfois considérés comme des tarés qui ont fait un enfant taré, ce qui nous a été dit sur une plage (au passage, à la plage, nous n’y allons plus depuis des années : les gens ne comprennent pas que ce grand garçon fasse des pâtés et joue au sable quand il ne fait ouvertement dans l’eau ce que tout le monde fait en immersion). Pire, cette situation très déstabilisante a fait que j’ai régressé socialement : avec un bac +6, je me suis retrouvé dernièrement avec un Smic à temps partiel. Aujourd’hui, nous sommes usés, depuis deux ans je suis en arrêt maladie, avant de passer en invalidité dans quelques jours (avec les indemnités correspondantes, c’est-à-dire que cela ne va pas très loin). Quant à mon épouse, elle tient encore le coup, mais cela relève du miracle, un miracle qui trouve ses racines dans l’amour, et aussi la rage d’aller de l’avant avec François.

Il serait donc temps que l’on s’occupe de la spécificité des familles comme la nôtre. Il n’a pas été fait grand chose pour le sort des handicapés mentaux, et leur famille depuis la loi de 1975. La situation que nous venons de décrire peut, il est vrai, évoluer, mais cette évolution ne peut se faire que dans deux directions. La première serait notre disparition à nous : qu’adviendrait-il de François ? Les solutions institutionnelles actuelles ne sont pas satisfaisantes, car s’il est autiste, il n’est pas un malade comme les autres : il est atteint de diverses maladies orphelines dégénératives (leucodystrophie, cytopathie mitochondriale, surdité totale). Par ailleurs, un autiste s’éduque et évolue ; placé dans un schéma classique qui correspond plus à du gardiennage qu’autre chose, l’autiste régressera et finira grabataire. La deuxième éventualité serait la disparition de François, toujours possible car les effets secondaires de ses handicaps sont légion, et peuvent par exemple conduire à de graves problèmes cardiaques, une ataxie définitive, voire une décérébration. Que resterait-il alors de nous, de mon épouse surtout ? Il n’y aurait que le vide, une véritable situation d’incapacité, si ce n’est d’inutilité sociale …

Voilà donc les données du problème des mères d’enfants lourdement handicapés qui ont fait le choix d’assumer ce handicap.

Nous vous parlons de notre cas, mais c’est non seulement celui d’autres mères d’autistes, mais encore de mères d’enfants polyhandicapés. La justice sociale à laquelle nous croyons encore, pauvres naïfs que nous sommes, commande de trouver une solution, et nous serions pour notre part totalement disposés à répondre à toutes les sollicitations d’une mission d’information que votre ministère pourrait diligenter à cet effet. L’élaboration d’un véritable statut de la mère gardant son enfant à domicile apparaîtrait comme la mesure la plus juste et la plus urgente à mettre en place.

Et pourtant vos dernières mesures nous ont royalement ignorés. Mieux encore, l’allocation complémentaire à l’AAH prévue pour Juillet 2005 nous passera au-dessus de la tête, n’étant versée qu’aux bénéficiaires ne résidant pas chez leurs parents. Il faut que vous vous rendiez compte qu’à force d’ignorance, voire de mépris, la colère gronde désormais, et que cette colère entend se manifester aux yeux de tous.

Ce long courrier a eu non seulement pour but de vous alerter, mais aussi, au-delà du personnage public, de toucher le fond de votre cœur.

Comptant sur votre compréhension, nous vous prions de croire, Monsieur le Ministre, à l’assurance de notre respectueuse considération.

Odile et Roland Greuzat




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